28 novembre 2011

Carcasses vibrantes, cuivre sur le fil , ivoire à la dérive

Quelques albums du piano transformé en machine à sons, carcasse vibrante, cordages frémissants, objet percutoire par quelques explorateurs intrépides....  hommage aussi à cet album peu connu du pianiste Martin Theurer en compagnie de Paul Lovens, Der Traum der Roten Palme (FMP 095 1981) et aux Constructions of Ruins de Greg Goodman,  pianiste préféré du mystérieux Woody Woodman. Constructions of Ruins, titre révélateur ...  Le pianiste Denman Maroney a laissé un témoignage fécond et rare, HyperPiano (Monsey Music 1998) où interviennent des séquences rythmiques d'une grande complexité. Il utilise systématiquement "un tas d'objets pour bloquer, glisser sur, gratter, frotter, frapper les cordes : barres, bols, cloches et écraseurs métalliques, boîtes et bouteilles plastiques, mailloches de plusieurs sortes et des blocs de caoutchouc, conjointement avec l'action normanle du clavier". Un document indispensable.... J-M VS.

One Island  Jacques Demierre Creative Sources
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Comme sous- titre : One Is Land. Deux longs morceaux intitulés respectivement Smell of Sea et Smell of Land . Ce goût de la mer donnera le mal de mer à beaucoup de pianophiles, Jacques Demierre actionnant avec grand fracas le maximum de touches, faisant vibrer la carcasse du monstre comme dans un maëlstrom sans fin. Bien des activistes du noise (électrifié) paraissent être des enfants de chœur face à un tel raffut. Si on préfèrerait écouter ce Smell of Sea en public, le deuxième morceau nous livre un moment mémorable de l’histoire de la musique improvisée radicale. Comment faire grincer et vibrer les cordes aussi viscéralement et … organiquement …, mystère ! Vous tenez avec Smell of Land une pièce à conviction qui, d’un point de vue sonique, nous ramène à l’esprit des Aerobatics d’Evan Parker, des solos sadiques de Maarten Altena martyrisant sa contrebasse, à Keith Rowe avant qu’il ne devienne la coqueluche de l’EAI. La prise de son est pour quelque chose dans ce qu’on écoute. Mais au fond, c’est l’enregistrement qu’on apprécie et à travers lui, l’idée qu’on se fait de la musique, laquelle a disparu…. le souvenir fonctionne encore… Le pianiste fait vibrer cette machinerie comme rarement elle l’a été à ma connaissance. Indispensable pour ceux qui s’intéresse au piano radical.

Night Kitchen Ross Bolleter Emanem 5108

Emanem a encore frappé. Martin Davidson a ralenti le rythme de ses parutions pour se concentrer sur des chefs d’œuvre. Après les solos de pianos de Veryan Weston (Allusions) et de Sophie Agnel (Capsizing Moments) et ces deux fantastiques ensemble de cordes (Stellari String Quartet et le trio Arc), voici la cuisine nocturne et infernale de Ross Bolleter. Ce pianiste australien de l’extrême a détourné la hantise des pianistes, l’état parfois catastrophique des pianos, en recherchant des pianos abandonnés, détériorés et à l’état de ruines pour les recycler. S’adaptant avec ce qui reste de sonore, Bolleter crée un nouvel univers musical qui n’appartient qu’à lui. On reconnaît son empreinte assez vite. Après un premier album Emanem mémorable, Secret Sandhills and Satellites, voici le chef d’œuvre total de l’équarissage définitif du piano en tant que symbole musical de la civilisation occidentale. Dans la cuisine du WARPS studio, il y a quatre engins ruinés qui eurent servi en leur temps de piano …! Quatorze pièces, la plupart assez courtes nous emmènent dans un tour du propriétaire de ce sanctuaire de carcasses, de touches et de cordes en état pitoyable. On aurait essayé de préparer des pianos, impossible de parvenir à un ensauvagement aussi naturel. Dans la pénombre de la nuit, cela sonne encore mieux. Un morceau, Kiss Kiss, est enregistré dans le Wamblyn Ruined Piano Sanctuary en pleine cambrousse. La pochette contient une liste détaillant chaque instrument original. RB recommande de ne pas confondre un West Australian Ruined Piano d’un Neglected Piano ou un Devastated Piano ! Certaines des improvisations sont inspirées par les Peintures Noires de Goya, d’autres par le désert d’Australie Centrale ou les photographies de Vivienne Robertson comme celles qui ornent la pochette. Rassurez – vous : c’est vraiment de la musique et c’est magnifique. Irrésistible !

PS : Impossible de faire venir ces ruines sur une scène européenne ! Il ne vous reste plus qu’à vous rendre sur place !

Capsizing Moments   Sophie Agnel Emanem 5004

Cette série 5000 d’Emanem s’annonce passionnante ! L’accent est mis sur les pianistes (Allusions de Veryan Weston, Check for Monsters avec Steve Beresford et Ananke avec Milo Fine au piano) et parmi  ces excellents cédés il y a fort à parier que ces Capsizing Moments retiendront sûrement l’attention. De longue date, les pianistes free ou impro (comme vous voulez), jouent à l’intérieur du piano, dans les cordes, en utilisant des instruments de percussion ou des objets et le préparant. Des pianistes comme Fred Van Hove, Keith Tippett ou Sakis Papadimitriou s’y sont particulièrement distingués tout en conservant le jeu « traditionnel » sur les touches durant une bonne partie de leurs concerts. Plus récemment, Frédéric Blondy, Sophie Agnel  ou Sébastien Lexer jouent quasi exclusivement avec des préparations et des objets. Les notes de pochette de Capsizing Moments (en français) examinent cette pratique sous l’angle du monde contemporain (les artéfacts utilisés par Sophie Agnel : gobelets en plastique, cendriers aluminium, balles en caoutchouc etc…) envahissant le piano, symbole de la culture musicale européenne. Le pianiste californien Greg Goodman avait énuméré jadis avec une précision exhaustive les objets les plus hétéroclites qu’il avait utilisé dans l’enregistrement d’un de ces disques (The Construction of Ruins : The Australian Site/ Beak Doctor BD04 1982). Il inspira irrévocablement l’accordéoniste australien Ross Bolleter dans sa quête des Pianos Ruinés au fin fond de la campagne australienne (Secret Sandhills and Satellites Emanem 4128). Son collègue allemand Martin Theurer fut, à ma connaissance, un des tout premiers pianistes à plonger  par-dessus le clavier toute la durée d’un concert en utilisant des objets en vibration avec la table d’harmonie et les cordages. Le duo qu’il enregistra en 1981 avec Paul Lovens pour FMP, Der traume der roten palme (FMP0950), était sans doute un des enregistrements les plus radicaux pour l‘époque. Toujours – est-il que si la démarche de Sophie Agnel s’inscrit dans l’évolution d’une pratique subversive du piano, elle se distingue par son naturel et un sens aigu de l’instant. Ces qualités, parmi beaucoup d’autres, confèrent à sa performance enregistrée aux Instants Chavirés un air d’éternité comme si elle concentrait dans l’activité de ses mains au milieu de son « jardin potager » (cfr son interview in Improjazz) les souvenirs et les espoirs de ceux qui se sont adonnés à cet exercice exclusif : l’ensauvagement du piano, « the bourgeois beast » ( dixit Veryan Weston). Dans la partie médiane, des grappes de notes carillonnent avec un arrière-goût saturé, causé sans doute par des objets placés sur les cordes voisines. Ce concert se termine dans un quasi-silence et un gémissement fantomatique de cordes sous la pression d’un quelconque objet plastique. Balançant inexorablement les grincements, stridulations, étouffements, vibrations voilées, etc…dans une étonnante polyphonie, des mouvements irréels soulèvent le flux musical comme ces courants marins dont les directions insaisissables à proximité de la terre ferme nous éloignent ou nous rapprochent des écueils contre toute attente. Une véritable révélation.

Kryscraft  Marjolaine Charbin & Frans Van Isacker Creative Sources CS 196

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Une étendue d’eau boueuse parsemée de moignons de béton qui se dressent à la surface, un cable électrique pendouille par-dessus une vieille balise. Ce cliché photo est repris au verso et dans le boîtier avec des cadrages insensiblement différents. Un des morceaux de l’album fut enregistré dans une salle voisine de cette mare, source près de laquelle se tenaient autrefois des brasseries fameuses emportées aujourd’hui par la mondialisation. La nappe phréatique submerge le terrain excavé pour un projet immobilier abandonné lors du krach de 2008. Un décor désolé. L’eau reflète comme dans un songe le flottement des vibrations dans la carcasse du piano. Le saxophoniste explore, fragmente ou enfle la colonne d’air à l’écart des évidences. Son chant intériorisé éclate par instants dans des morsures. La pianiste ouvre et ferme le portfolio des improvisations avec un sautillement d’ivoires limpide et caractéristique. Son toucher suggère la danse, le mouvement du corps. On goûte la saveur de subtils décalages d’une aisance saisissante. Le frottement du bois et du caoutchouc sur les cordes, les grattes et les griffes tout concourt à noyer le souffle. La vibration de l’anche semble disparaître et renaître  au fil des tremblements de la table d’harmonie et des glissés sur les fils de cuivre. Cette mise à nu des sons arrête le temps, méditation et cri sourd mêlés, dégrossit le subtil entrevu dans les froissements des cordes. Cette volonté de renouveler la pratique et le sens de l’improvisation convainc sans appel. Marjolaine Charbin et Frans Van Isacker, liés par une amitié humaine et musicale, sont de sincères aventuriers de leur quête sonore ; celle-ci laisse parler leurs instincts dans un état second de questionnement poétique. La vie profonde en lieu et place d’une posture mimétique qui s’est figée. Pour qui les ont entendus in vivo, ces deux musiciens ont une grande présence… Très attachant et à écouter en concert.

the middle distance chris BURN philip THOMAS simon h.FELL another timbre at24

La tendance de la typographie britannique contemporaine est de privilégier l’usage des minuscules dans les titres d’œuvres littéraires ou musicales. La musique contemporaine actuelle vivante s’est elle-même débarassée du formalisme et d’une emphase d’un autre temps. looking ahead, seeing nothing et les quatre morceaux qui suivent forment the middle distance et mettent en scène une contrebasse et deux pianos . L’un « non préparé » via le canal gauche de la stéréo et l’autre « préparé » via le canal droit. Celui de gauche est joué par Chris Burn dans le piano et sur le clavier et celui de droite par Philip Thomas sur le clavier. La contrebasse de Simon H. Fell, un musicien installé en France depuis quelques années, s’inscrit au milieu de ces échanges avec beaucoup d’à propos. Cette musique retenue, concentrée et sans concession frise le chef d’œuvre, si cela est possible en musique improvisée. La démarche des trois artistes se rapproche de la musique contemporaine occidentale tout en conservant le goût de l’instant qui s’échappe inexorablement.
L’atout majeur de cette formation réside dans le degré profond d’intégration et de complémentarité des deux claviers l’un à l’autre comme si les deux pianistes jouaient d’un seul instrument. La subtilité avec laquelle le contrebassiste s’insère dans la construction de la musique le rend parfois « invisible » et pourtant c’est bien lui qui semble entraîner les deux pianistes vers l’aventure. Si aujourd’hui, le pianiste John Tilbury est devenu une référence incontournable, ce serait dommage que des collègues tels que Chris Burn et Philip Thomas restent dans l’ombre. Chris Burn fut longtemps l’alter ego de John Butcher et est un excellent interprète de Cage et d’Henry Cowell. Philip Thomas avait réalisé un superbe enregistrement solo, Comprovisation (.Bruce’s Fingers , le label de SH Fell). Il y interprétait / jouait des œuvres  de Paul Obermayer, John Cage, Michael Finissey et Mick Beck. Ces enregistrements de ces deux pianistes n’ont rien à envier à ceux du maître. the middle distance sera une belle découverte pour tous ceux qui apprécient John Tilbury. Celui-ci a définitivement réinventé le toucher du clavier du piano préparé et sa résonance dans le temps et l’espace comme a pu le faire en son temps un Paul Bley avec son légendaire opus ECM , Open, To Love. Ici Philip Thomas et Chris Burn recyclent l’expérience tilburyenne en la vivifiant à l’aune de la complexité. Si le duo d’AMM (Prévost – Tilbury) semble flotter magistralement dans une définition toute particulière du temps, étirant une action durant plus d’une demi-heure, nos trois compères abordent la matière de plusieurs hypothétiques concerts en développant les idées /canevas de leurs cinq « comprovisations » tout en synthétisant magistralement ces options dans des durées nettement plus courtes. Stase, répétition, variation, investigation, réponse, cycle, échappée, cadence, rebond, fragments qui se complètent, similitudes contradictoires, échos presque mimétiques, on peine à recenser toutes leurs figures de style. La réécoute de cette musique ne finit pas de revisiter ses innombrables détours et perspectives. Un vrai plaisir !

Carré Bleu Michel Doneda Frédéric Blondy Tetsu Saitoh Travessia Trv 03

Publié sur le microlabel Travessia du contrebassiste nippon Tetsu Saitoh, cet enregistrement de concert est dédié à la mémoire de Bernard Prouteau, un supporter indéfectible des musiques libres disparu après avoir travaillé des années dans un endroit rare, Carré Bleu, où ce concert a été enregistré. Au centre, une carcasse frémissante, un radeau grinçant qui semble remonter une rivière sans fin et traverser des lacs froids au-dessus des abîmes. C'est ce qui reste d’un piano « grand », quand les mains adroites et l’imaginaire réactif de Frédéric Blondy métamorphosent cette machinerie de cables sous tension en l’appareillant de baguettes et d’objets mystérieux. Les  marteaux, touches, billes en verre et morceaux de bois s'affolent, grincent, glissent, l'âme s'émeut, éclate, divague … A la godille, Tetsu Saitoh anime la torsion des quatre cordes et des crins dans le ventre du gros violon. Frémissements sous le vernis du bois qui enfle et se tord indéfiniment. Sur la quille, Michel Doneda éructe des appels à travers le tube, le bec et les clapets de sa corne magique frictionnant le flux d’air audible par-dessus le fracas assourdi du pied par le pirate du clavier. Emportés par une force invisible, ils ne se parlent pas, mais chacun mêle ses bribes de sens dans un courant de conscience éperdu – d’inconscients en éveil – les variations de signes et leurs perceptions étant infinies, libres, sans appel ! Une belle aventure en témoignage de l’amitié d’un frère disparu.

Nobody’s Matter But Our Own. Paul Hubweber & Philip Zoubek. NurNichtNur



Si vous avez été conquis par Paul Rutherford et Fred Van Hove, ce disque est pour vous. J’ai eu l’occasion d’écouter deux concerts de leur duo, il y a très longtemps, et je regrette fort l’absence de témoignage enregistré de leur collaboration. Le travail de Van Hove de 1976 à la fin des années n'est quasi pas documenté et c’est bien dommage. Alors, mettez la main sur ce Nobody’s Matter But Our Own de Philip Zoubek et Paul Hubweber. Leur musique est aussi excellente et inspirée que celle de nos deux pionniers. Si Hubweber évoque Rutherford, c’est aussi parce qu’on entend chez lui autant de sincérité et de subtilité que de poésie et d’humour tendre. Et sans esbrouffe ! Bien sûr, le tromboniste de Cologne ne s’en cache pas, Paul Rutherford fut une inspiration et l'élève n'a plus rien à envier au maître. Il suffit d’entendre son magnifique Tromboneos pour le même label Nurnichtnur (2002) pour s’en convaincre : c'est le top ! Dans ce très beau duo avec le pianiste Philip Zoubek, le tromboniste met en valeur les inventions du pianiste, un des meilleurs dans ce genre de musique, « improvisée libre ». « Meilleur » est une affaire de profondeur d’inspiration et de faire véritablement sonner l’instrument à travers la technique qu’il s’est choisie. Zoubek atteint ici le vécu et l’intensité d’un Van Hove avec des moyens différents. Il prépare soigneusement son piano et son jeu avec les cordes offre quelques similitudes avec la démarche de Denman Maroney (cfr Hyperpiano /Monsey Music, un enregistrement solo de 1998 autoproduit et hautement recommandable). Mais l’affect et les sons de Zoubek agissent dans un autre registre sonore et émotionnel que celui du pianiste de New-York. Les sons des cordes « stoppées » sont superbement intégrées aux notes des cordes vibrantes avec une précision rythmique et harmonique confondantes et des doigtés singuliers.  Sans effets clinquants et avec des sons de harpe folle, il laisse le champ/ chant libre aux vents de la coulisse durant les 3’51’’ de Moving Foreward, qui inaugure ce cd. Leur musique s’épanche sans précipitation dans Night (21’32’’). On se souvient de la formule de Paul Rutherford « When  I Say Slowly I Mean As Soon As Possible », le titre du disque de son duo avec Paul Lovens, alors jeune et impatient (Po Torch/ PTR JWD 003). Dans ce même état d’esprit, les sons suspendus et flottants de  Zoubek et Hubweber captivent l’attention dans cette très longue plage. C’est véritablement une belle performance. Hubweber a comme Rutherford un sens harmonique très sûr et une véritable fantaisie d'improvisateur. Il confère ainsi  une consistante musicalité à toutes les turbulences de sa colonne d’air  dans les tuyaux du trombone.  Et quand, passée la dix- huitième minute, les échanges s’agitent et que le pianiste fait songer à l’éternel Thelonious, on est vite surpris d’entendre les vingt et une minutes de Night s’achever. Le morceau qui donne son titre à l’album, Nobody’s Matter But Own, prolonge Night avec intelligence et un rythme enlevé.  Les quatre plages suivantes (entre 7 et 4 minutes) offrent d’autres perspectives bien rendues par la prise de son. Je pense à ces très beaux « intérieurs » de piano de Not Against JC et de What Else Can I Say. C’est d’ailleurs le cas de le dire. C’est pourquoi je résume : c’est très sincèrement de l’improvisation libre dans ce qu’elle a de meilleur. Un état de grâce à recommander absolument et Nurnichtnur s’affirme de plus en plus comme un label à suivre. On peut écouter Nobody’s Matter vingt fois par semaine sans se lasser un instant que ce soit le matin, le midi ou le soir. J’adore.
PS :  C'est la raison pour la quelle j'ai produit personnellement le CD "Archiduc Concert" du même duo (Emanem 5011) et comme Nobody's Matter n'est quasi plus disponible... 

Kopros Lithos  EFG : Peter Evans / Agusti Fernandez / Mats Gustafsson  Multi Kulti

Trio EFG et l’ABC de l’impro libre au confluent de pas mal de tendances. Enregistrement et rencontre réussis. Ceux-qui apprécient Gustafsson, mais ne tiennent pas à le suivre dans les méandres de ses nombreux projets musclés et rutilants (avec Zu, O’Rourke, Sonic Youth, Brötzmann, The Thing, Barry Guy, Paal Nilsson-Love et même Merzbow etc..) trouveront sans doute leur bonheur. Les autres aussi, car l’énergie est palpable ! Un précédent duo de MG avec Fernandez avait atteint la masse critique (Critical Mass /Psi), mais ferait un peu figure de cliché pour ceux qui sont rompus à l’écoute de ces musiques, les autres y trouvant l’occasion d’une découverte rafraîchissante. Ici, avec l’inspiration et les techniques ahurissantes de Peter Evans, on voyage, et dans la recherche et dans les trouvailles. Gustafsson fait vibrer son baryton comme un marteau-piqueur au ralenti. Par-dessus les piquetages et les frottements d’Agusti dans les cordes du piano, l’effet est surprenant. Agusti se décarcasse pour faire sonner le piano comme un artefact bruissant, vibrant, post industriel. En brisant la gangue des pierres (Lithos) et en écartant les éclats, on trouve le cuivre, métal de plus en plus convoité par les voleurs. Métal souple et malléable, c’est avec lui qu’on fait vibrer les harmoniques, froisser les fréquences et résonner les carcasses… Les aléas statiques sont transfigurés par la grâce du talent, l’imagination s’échangeant comme un ballon dans les meilleures équipes. Kopros – Lithos justifie la réputation d’improvisateurs de ces trois musiciens très demandés, parfois contraints d’assurer dans les nombreuses aventures que leur notoriété suscite. Un bel album !!

Avenues Jacques Demierre - Isabelle Duthoit  Unit Records UTR 4201

Clarinettiste et vocaliste, Isabelle Duthoit s’immerge totalement dans le paysage – cadre du piano transformé en objet sonore – table de résonances, déconstruit et reconsidéré par la longue pratique et la réflexion de Jacques Demierre. Point de virtuosismes ici, les sons flottent en suspension ou saturent l’espace durant les huit pièces « avenues ». Nous entendons ce qu’il est advenu durant l’improvisation. On aurait aimé être présent. En effet, en tant que vocaliste, j’aurais aimé avoir pu me glisser dans le studio pour écouter ça. Voir triturer les cordages et vibrer le cadre de l’instrument, l’ensauvagement de ce symbole de la culture musicale occidentale. Mais surtout ça : la voix d’Isabelle Duthoit. Voir la chanteuse en action. La surprise provient ici de ce cri extraordinaire !  Une sauvagerie aussi et un raffinement inespéré. Ceux qui tiennent, à raison, Sainkho Namchylak comme la diva ultime de l’impro vocale, seront interloqués. Pas de trance, de déflagrations inouïes du larynx, ni de longues échappées ici, mais la même violence. De brèves expectorations pleines d’une rage froide, d’une douleur cérébrale, indescriptible. Son jeu éclaté à la clarinette complète très bien la démarche de Jacques Demierre. Celui-ci a développé une approche sonique faite d'outrances. La prise de son (remarquable) met en évidence la matière métallique faite de fils enroulés ou tendus, la résonance mécanique amortie d'une machine ruineuse et ... ruinée par ses grattements qui n'appartiennent qu'à Demierre. De la ferraille dans une grande caisse en bois. Un ready-made qui s'échappe de nos conventions. La musique du duo pose des questions et fascine. Fort heureusement, Duthoit et Demierre renouvellent le champ de l’improvisation sans pour autant faire allégeance à un -isme quelconque. Remarquable !

Ross Bolleter  Secret Sandhills and Satellites Emanem 4128
Pieces for ruined pianos and pianos on the edge of ruin.

Enfin accessible en nos contrées, un témoignage sonore d’une activité bien particulière : parvenir à s’exprimer sur des pianos ruinés qui gisent dans la nature australienne. Sur la photo de pochette, on voit Ross Bolleter trôner face à un tel piano au milieu des champs à la saison des moissons. Il ne s’agit pas de pianos transformés, détériorés, désséchés au soleil ou inondés avec l’intention d’en jouer ultérieurement, mais bien d’authentiques objets trouvés. Ross Bolleter tient à se distinguer de tous les John Cage du monde. Il ne force pas la chance : il la prend au vol. Le piano de la photo a perdu toute sa peinture émaillée, délivrant au regard le bois de sa carcasse. Celle-ci tremble au vent et sous les paluches de notre trouveur de claviers égarés. Au début des années ’80, Ross Bolleter fit la rencontre d’un pianiste singulier, Greg Goodman. Celui-ci publia entre autres un vinyle intrigant : « Construction of Ruins, the Australian Site » sur son label « The Beak Doctor » (dist.Improjazz). Goodman s’y livrait à une investigation sonore de l’intérieur des pianos au moyen d’objets trouvés australiens, cités d’ailleurs par Ross Bolleter dans son intéressant livret. Cet enregistrement n’est plus disponible, mais heureusement, depuis cette époque, Bolleter a creusé ce filon inespéré. Le piano droit abandonné comme ready – made (dans un champ !), depuis Marcel difficile de faire mieux. Pensez-vous que Johannes Rosenberg eût abandonné un de ses claviers dans un champ en prévision d’une installation d’instruments à cordes et violons repiqués ? Je laisse aux enquêteurs de la Rosenberg Foundation le soin de vérifier cette rumeur. Les World Association of Ruined Pianos Studies (WARPS ?) ont initié le relevé et l’étude des West Australian Ruined Piano (WARP). Espérons que le champ de leurs investigations couvrent des régions comme la Laponie, le Népal ou le Queyras. Quiconque s’intéresse à l’improvisation et à toutes sortes de manifestations de l’art sonore radical, au Performance Art ou au Land Art, ferait bien d’être oublieux de toutes ces catégories. Voici ce dont un artiste modeste est capable à force d’obstination. Secret Sandhills, la pièce la plus importante du disque, dure 28 minutes et est dédiée à la mémoire de Timmy Payungka Tjapangati, un artiste aborigène dont le Secret Sandhills est reproduit au dos du livret de pochette. Cette composition de Ross Bolleter est l’objet d’un montage d’enregistrements de six pianos différents via Pro Tools. La provenance et la localisation de chaque instrument est indiquée avec précision. On entend aussi un accordéon, instrument inséparable de l’idée que les Anglo-Saxons se font de la France (« Going to War Without the French is Like Going to War Without an Accordion »). Si je vous dis que parmi les satellites figurent une version du Time Waits de Bud Powell … Avec Ross Bolleter, on découvre comment le piano, symbole culturel occidental, s’intègre dans la nature australienne pas très loin des Great Fences de Jon Rose et des Lines de Jim Denley. 


J-M VS (textes publiés dans le magazine Improjazz auquel on peut s' abonner)

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