25 mai 2015

Duos du haut : Itaru Oki & Axel Dörner / Benedict Taylor & Anton Mobin / Frode Gjerstad & Louis Moholo / Paul Dunmall & Tony Bianco


Axel Dörner  & Itaru Oki  Root Of Bohemian  Improvising beings ib 36


Le label Improvising Beings se distingue encore par son imprévisibilité. Réunir les deux chercheurs de la trompette Itaru Oki et Axel Dörner pour un album duo, il fallait y penser et même plus, dans le conformisme ambiant  des préjugés qui consiste à mettre ensemble des musiciens qui ont la même étiquette, il faut oser ! Surtout en France, pays du rationalisme et de la discussion à propos de tout.
Axel Dörner est faut-il le rappeler, le parangon de la trompette du réductionnisme des années 2000, du New Silence etc…  représentée en France par le label Potlatch. Itaru Oki est un bohême japonais qui fit partie du cercle rapproché des Frank Wright, Alan Silva, Noah Howard,  Bob Reid, américains émigrés qui hantaient l’American Center durant les seventies. Il fut de l’aventure du Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva à l’époque de l’IACP. Son travail sur la trompette et ses instruments inventés avec pavillon fou et tubes extravagants sont remarquables et plein d’ingéniosité. Ecoutez son très beau Chorui Zukan en solo (Improvising Beings ib23). À Paris, on ne l’entend guère qu’avec Abdou Bennani, Makoto Sato, Alan Silva… On se souviendra d’un article de Jean- Louis Chautemps intitulé « la crise du bœuf » qui déplorait le manque de rencontres et de tentatives de jouer à Paris et cela datait des années septante. Mais n’épiloguons pas… Voici une très belle rencontre, une mise en commun improvisée de l’espace sonore, un dialogue subtil mettant en évidence les techniques alternatives, voire aléatoires de la trompette. Différents et semblables, évitant les clichés de la trompette « free », nos deux chercheurs trouvent le moyen de tenir l’auditeur en haleine par toutes les occurrences sonores, interactives, la prodigue multiplicité des effets de souffle et mises en parallèle des singularités. Il arrive bien qu’Oki dornérise et  qu’Axel le rejoigne sur son terrain des aigus flageolants et des glissandi. On évite la virtuosité au bénéfice d'une complicité de deux musiciens qui deviennent tout l'un pour l'autre. Vraiment original et inattendu.

Anton Mobin & Benedict Taylor Stow / Phazing Raw Tonk Records RT008


Violon alto  providentiel de la scène londonienne, Benedict Taylor collabore ici avec l’artiste bruitiste/sonore Anton Mobin, crédité aux prepared chambers. Ces sons évoquent le travail de feu Hugh Davies et ses ShoZyg ou la table d’objets  amplifiés d’Adam Bohman. Une ferraille amplifiée et légèrement traitée par le dispositif crée un riche univers sonore pleins de vibrations électroïdes, de frémissements métalliques brumeux, de cordages bourdonnants, de ressorts vibrants. Le jeu d’archet à la fois délicat, bruissant et coloré de Taylor se conjugue à merveille avec les inventions de son acolyte, lequel a effectué le mixage, excellent. L’inventivité sonique de l’altiste est sans relâche et le rapproche de la démarche de Malcolm Goldstein.  Vu la difficulté de l’instrument, le violon alto, on peut d’ores et déjà affirmer que notre violiste est un musicien rare, comme sa collègue Charlotte Hug. Il y a peu d’altistes qui atteignent le niveau d’excellence des grands violonistes et certains d’entre eux hésiteraient fortement à s’exhiber avec un alto ! Les sons et la dynamique d’Anton Mobin font de lui un artiste de premier plan dans le domaine des objets amplifiés. Son travail n’a rien à envier à Hugh Davies. Que du contraire ! Sa capacité à faire se mouvoir un flux d’idées et de propositions qui font jeu égal avec un instrumentiste improvisateur aussi exceptionnel que Benedict Taylor fait de lui un artiste à suivre, autant que son partenaire.  Une belle indépendance assumée avec une écoute pointue de part et d’autre. Une exploration des timbres, du frottement de l’archet dans ses derniers retranchements,  des doigtés les plus out, un jeu bruitiste animé par une énergie folle et contrôlée: c’est ce qu’autorise une technique fabuleuse à laquelle répond le sens de l’invention très sûr du chambriste préparé.  Donc, pour conclure un superbe dialogue requérant et assumant tous les risques et écueils de l’improvisation.


Frode Gjerstadt Louis Moholo Sult FMRCD 369-0214


Conversations sur la pointe des pieds et toutes en finesse de deux poids lourds du jazz libre. Le sud-africain Louis Moholo est connu pour son drumming intense et chargé depuis l’époque où il jouait avec Mike Osborne, Dudu Pukwana, Irene Schweizer, Brötzmann il y a fort longtemps. Mais comme Frode Gjerstad, il a fréquenté le légendaire John Stevens et en qualité de confrère de la communauté improvisée radicale londonienne, ce batteur africain en connaît un rayon en matière d’improvisation libre. Il crée ici un univers percussif en tenant compte du silence et de la dynamique et en phase avec ses racines africaines. Une superbe qualité de frappe sur les peaux qui évoque presque les zarbistes iraniens et leurs tambours sur cadre soufi.  En effet on croirait entendre une batterie à main nue. Les cymbales complètent discrètement les roulements et battues mettant en évidence la légèreté dynamique, un peu comme la tampura dans la musique indienne. Frode Gjerstad contorsionne la clarinette en glissant vers les harmoniques aiguës. Quand vient un motif mélodique presqu’oriental, Moholo entonne une marche qui s’égaie ensuite sous les  articulations disjointes du souffleur et les déchirements du souffle,  accélérant la cadence et le débit sans se départir de cette dynamique rare.  C’est un parfait exemple d’équilibre entre deux artistes qui cherchent à dépasser les tendances habituelles du free-jazz improvisé pour trouver dans leur pratique une fraîcheur, une lisibilité à travers laquelle l’émotion  n’est pas feinte. Au saxophone alto, Gjerstad explore l’expressivité des volutes en les mettant de guinguois et en picorant avec inspiration dans son stock de phrases comme si c’était tout neuf. Un rythme africain vient poindre dans le duo avec l’alto et se déboîte par magie. Dans chaque morceau, le batteur nous offre un développement nouveau de ses rythmes croisés et pulsations libérées, comme dans Sult 2 avec ses changements de métrique. Dans cette séquence, Gjerstad joue d’une clarinette alto alternant rêveries et morsures. Le batteur fait des merveilles.  Pas étonnant que Louis Moholo a enregistré en duo avec Leo Smith ! Pour ceux qui aiment le son naturel de la batterie sans clichés, c’est une belle pièce à conviction. Vraiment superbe et à conserver pour les soirées au coin du feu.

Paul Dunmall & Tony Bianco Autumn FMR CD392-0115

La saga dunmallienne continue ! Avec son acolyte, le puissant Tony Bianco à la batterie, Paul Dunmall ajoute encore un exploit à son extraordinaire trajectoire d’improvisateur sans pareil au saxophone ténor, et dans cet album à l’alto. Un concert explosif, une véritable sincérité dans l’improvisation et dans l’engagement. Jazzman jusqu’au bout des ongles, le souffleur est avant tout un chercheur de l’au-delà du Coltranisme inspiré par les grands maîtres du ténor du vieux Ben à Shorter et Evan Parker. À partir de cette expérience et d’une pratique compulsive, Dunmall crée les improvisations les plus remarquables au saxophone ténor alliant un sens inné de la construction et une fureur emportée. Musicalité exceptionnelle sans tic coltranien. Passant des triples détachés sur des intervalles parfois biscornus à une vocalisation forcenée, ce sont tous les états de chauffe de l’instrument qui se révèle à notre fascination. Ici c'est l'alto qui est sollicité sur Echoes of London  et on entend clairement qu'il "n'est pas un altiste". Mais au diable, l'intensité elle est au maximum !  Sur la pochette des feuilles mortes, car l’arbre n’arrête point de grandir. Un colosse du saxophone incontournable en compagnie d’un batteur polyrythmicien de la veine de Rashied Ali. Plus que çà tu meurs ! 
P.S. J'ai déjà débattu à propos de ce duo mais bis repetita placent ! 

Le temps de l'improvisation

Du temps au temps… et dans l’espace… sonore
Remarque de l'auteur : il s'agit d'un texte "généraliste" et qui pour certains praticiens semblera enfoncer des portes ouvertes. Impossible de tout dire en quelques paragraphes.

L’improvisation libre dans la pratique musicale ou la musique improvisée libre semble pour beaucoup une aventure marginale, très marginale même, face à l’explosion planétaire des genres musicaux médiatisés et aux ventes colossales d’albums … et pourtant cette approche librement improvisée, immédiate, spontanée, apparue en Europe occidentale il y a plus de quarante ans, est aujourd’hui partagée par un nombre incalculable d’individus répartis sur tous les continents et qui souvent partagent une éthique et une philosophie commune,  collective et égalitaire basée sur l’écoute de l’autre.

Une des rares caractéristiques de cette musique improvisée est que les auditeurs en découvrent les formes et les sons à l’instant même comme les musiciens qui la jouent. Nous n’affirmons pas : Voici ce qu’est notre musique ! Nous lui laissons le temps de vous exprimer ce qu’elle est. Nous la découvrons ensemble. C’est une expérience révélatrice que nous partageons avec les auditeurs au moment où la musique se crée et se déroule dans le temps *. Sur la différence entre l’improvisation et la composition : le compositeur a tout le temps nécessaire pour créer une pièce de musique de cinq minutes et l’improvisateur n’a que cinq minutes **.

Une musique collective de l’écoute où, idéalement, l’espace et le temps sont partagés de manière à ce que chaque musicien participant au groupe ait le temps et l’espace nécessaire pour s’exprimer comme individu avec sa voix personnelle et originale, chacun veillant à ce que les autres puissent se faire entendre dans l’espace sonore et dans l’évolution de la musique jouée au fil du temps. Et l’ensemble de leurs sons forme un tout qui échappe à l’analyse et aux prévisions. Les sons du groupe se déploient en tenant compte spontanément de l’espace quelques soient les qualités acoustiques du lieu : chambre, studio, théâtre, bar, église, plein air… 
Les improvisateurs  vivent une démocratie véritable illustrant un modèle social utopique sans hiérarchie où chacun est libre, autonome et responsable. À la fois soliste, compositeur et chef d’orchestre. Action et réaction. Multiplicité des modes de jeux. Duos, trios, quatre ou cinq… qui se décomposent en sous-groupes, grand orchestre, combinaisons infinies. Mais le musicien peut créer sa musique improvisée seul, en « solo absolu », cultivant un « style personnel » qui peut, lui, se rapprocher de la composition. Paradoxes.

Il n’y a aucun style propre à cette musique improvisée, mais une découverte de sons nouveaux et une manière créative de les faire vivre en relation avec l’invention de ses partenaires dans l’instant. Le guitariste Derek Bailey a créé le vocable de musique improvisée « non-idiomatique », car il n’y a pas d’idiome, de genre et de style établis à l’avance comme dans les musiques nées ou conservées dans une tradition ou une culture nationale, religieuse, etc… Chacun est libre d’y apporter sa contribution personnelle sans devoir se référer à un maître ou un guru. Se dessine une orientation multiculturelle qui se réfère aux ultimes avancées du jazz libre afro-américain, à l’évolution de la musique contemporaine « sérieuse » et aux particularités des  musiques populaires et traditionnelles des cultures d’Asie, d’Afrique etc..

Tous les instruments acoustiques ou amplifiés et la voix humaine peuvent être sollicités dans toutes les combinaisons possibles pour autant qu’elles fassent sens. Les improvisateurs libres explorent les possibilités sonores et expressives de leurs instruments en se basant sur la logique de l’instrument et sa réalité physique pour obtenir des sons inouïs, inusités ou imprévisibles. Harmoniques des instruments à vent et des cordes, instruments inventés ou détournés de leur usage conventionnel, multiplication des instruments de percussion, percussivité, textures, le bruit sonore et la note de musique sont à égalité. La tradition musicale jazz, classique, … peut être recyclée, détournée, broyée ou régurgitée avec humour. C’est autant un chantier, un laboratoire, qu’une discussion entre amis ou la construction d’une œuvre musicale, l’échec d’une tentative contenant  souvent les clés de la réussite. On peut autant y faire naître l’harmonie des tempéraments ou creuser ce qui ressemble à un conflit.
Créant très souvent eux-mêmes les concerts et les espaces où leur musique est jouée, les improvisateurs ont proliféré de manière exponentielle dans les villes et les campagnes de nombreux pays créant un réseau inextricable de relations et de lieux où se croisent des musiciens venus du monde entier : France, Japon, Grande-Bretagne, Espagne, Chili, Québec,  Californie, Silésie, Laponie, les Pouilles, la Provence, Amsterdam, Londres, Berlin, Cologne, Chicago, Vienne, Zürich, Toulouse, Budapest, Beyrouth …


Musiciens, groupes et instruments de référence : Eddie Prévost et AMM, John Stevens et le Spontaneous Music  Ensemble, Derek Bailey et Company, Gunther Christmann et Vario, Fred Van Hove et Musica Libera`…, Terry Day et le People Band  Gunther Christmann, Paul Rutherford et George Lewis, trombone, Barre Phillips et Peter Kowald, contrebasse, Paul Lovens, Paul Lytton et Roger Turner, percussions, Evan Parker, Lol Coxhill et Michel Doneda, saxophone soprano, Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Alex Schlippenbach et Irene Schweizer, piano, Phil Wachsmann, Jon Rose et Carlos Zingaro, violon , Hugh Davies, objets amplifiés, Phil Minton, Demetrio Stratos, Maggie Nicols, voix etc…  Cecil Taylor, Ornette Coleman, John Coltrane, Albert Ayler, Steve Lacy, Anthony Braxton, Art Ensemble of Chicago, Milford Graves, Paul Bley, Sun Ra. John Cage, Stockhausen, Ligeti, Xenakis, Berio, Feldman, Scelsi.

* John Russell, notes de pochette de With Emanem 5037.
** Steve Lacy, cité par D. Bailey dans Improvised Music Its Nature and Practice in Music.

19 mai 2015

NOUTURN Bobby Bradford & John Carter Quintet Live in Pasadena 1975 Dark Tree Roots Serie

NOUTURN Bobby Bradford & John Carter Quintet Live in Pasadena 1975 Dark Tree Roots Serie   http://www.darktree-records.com 


On sait Bertrand Gastaut, le fanatique du jazz libre et des musiques improvisées, friand de galettes rares et toujours pleines de sève. Voici que son label Dark Tree qui nous a offert les  deux beaux cd’s du trio Lazro-Duboc-Lasserre, très contemporains et vivifiants, inaugure une Roots Serie qui ne pouvait pas mieux commencer qu’avec le tandem John Carter et Bobby Bradford enregistré in situ en Californie avant que ces deux artistes essentiels ne viennent jouer et enregistrer en Europe. Essentiels, car avec Perry Robinson et Jimmy Giuffre, John Carter est LE clarinettiste inspiré du jazz libre. Tout comme Giuffre, Carter était enseignant et s’est peu produit en concert, du moins sauf en Californie. Il a fallu attendre 1979 pour qu’il vienne jouer en Europe. Et il a fallu qu’Ornette Coleman s’obstine à exiger des cachets élevés, trop élevés pour qu’un organisateur se risque à l’inviter sérieusement, avec la conséquence que Bobby Bradford, qui avait alors remplacé Don Cherry dans le Quartet historique d'Ornette, s’en est retourné dans son Texas natal faute d’engagement. A l’époque, 1961, Bradford était un des rares trompettistes et musiciens capables et ayant le goût, le sens du risque et l’audace de jouer la musique d’Ornette Coleman. Un artiste peu commun, en somme. Le sort a donc voulu que Bobby Bradford n’ait pas enregistré avec Ornette, ni fait de concert mémorable à NYC. Il est donc resté quasi inconnu jusqu’au début des années septante. Ornette le mit en contact avec John Carter, un autre texan avec qui le « pape » du free jazz partageait quelques affinités. Le large public du jazz découvrit ensuite l'existence de Bradford dans Science Fiction, l’album de Coleman pour Columbia et les plus pointus se procurèrent Bobby Bradford & The Spontaneous Music Ensemble produit par l’ineffable Alan Bates. On l’y entend à son grand avantage en compagnie de John Stevens, Trevor Watts et Julie Driscoll, devenue Tippets quelques mois plus tard.
Mais croyez bien que ces deux musiciens n’ont pas attendu qu’on vienne les chercher. Préférant une vie stable dans l’enseignement musical de niveau universitaire, Carter et Bradford formèrent un groupe régulier dans la région de Los Angeles jouant et créant un espace pour le jazz libre et créatif. Le batteur William Jeffrey et les bassistes Roberto Miranda et Stanley Carter complètent ce Quintet soudé et inspiré.  Ils enregistrèrent quatre albums pour les labels Revelation  et Flying Dutchman de Bob Thiele, le producteur militant qui contribua au succès de Coltrane chez Impulse, d’Ayler, Shepp etc… Mosaïc a édité un coffret en édition limitée reprenant ces albums californiens et Hat Art a réédité Seeking. Mais mis à part les albums réunissant Bradford et Carter sous le leadership du clarinettiste pour Black Saint ou Moers Music, oubliés depuis quasi un quart de siècle, lorsque celui-ci nous a quitté, en 1991, on n’a pas grand chose de leur collaboration à se mettre sous la dent. Tout cela rend cette belle prise de son d’un beau concert de novembre 1975 du Quintet de John Carter et Bobby Bradford indispensable et rafraîchissante à l’écart de la production des Brötzmann, Vandermark, Gustafsson, Mc Phee etc… dont la liste des vinyles et cédés s’entasse imperturbablement sur les sites de vente en ligne … (vous avez le temps d’écouter tout çà, vous ?).  Sans parler de Keith, Miles , Herbie etc..  dont nous abreuvent la presse spécialisée subventionnée par les majors et cornaquées par les attachés de presse. Donc, NoUTurn  est un vrai événement discographique à ranger à côté de Conference of the Birds de Dave Holland, de Birds of the Underground d’Albert Mangelsdorff, Live At Donaueschingen d’Archie Shepp, Prayer for Peace de l’Amalgam de Trevor Watts ou des Nice Guys de l’Art Ensemble et Circle Paris Concert . L’article original. J’ajoute encore qu’Emanem a réédité récemment ses deux cédés Tandem volume 1 & 2 en double cd réunissant Bradford et Carter en duo interprétant leurs plus belles compositions  au sommet de leur art en 1979 (Emanem 5204). En 1979, Carter avait mis de côté son saxophone soprano, présent dans le concert de Pasadena et en se concentrant sur la clarinette, le tandem a acquis une cohérence incontournable merveilleusement documentée par l’album Tandemhttp://www.emanemdisc.com/E5204.html 


Même si Tandem est mon premier choix pour sa singularité, le swing intense et la communion complète dans la musique, cela n’enlève rien à la magnificence de ce merveilleux inédit Live In Pasadena 1975 publié par Dark Tree sortant ainsi de l’ombre un beau mystère musical. Il faut se replonger dans la situation du jazz libre et de ces musiciens en 1975 pour saisir en quoi ce Quintet Bradford – Carter avait de particulier pour leurs contemporains. A cette époque, Steve Lacy n’avait quasi plus joué aux States depuis dix ans et ses albums européens y étaient quasi introuvables. Très peu de musiciens free US jouaient du sax soprano, instrument voisin de la clarinette, au niveau de John Carter. Il y a bien sûr Anthony Braxton, qui joue aussi du soprano, et cette année-là ce prodige défraie la chronique avec son Quartet (Kenny Wheeler, David Holland et Barry Altschul), ses compositions et leur extraordinaire virtuosité, à une hauteur stratosphérique. Et Eddie Brackeen qu’on ne va pas tarder à découvrir brièvement avec Paul Motian deux ans plus tard. Sans parler de Sam Rivers ou des Grossman et Liebman dans l’orbite coltranienne. Donc le sax soprano de John Carter est alors un instrument neuf et il lui permet de jouer avec une énergie et un tonus qui contrebalance le drive parfois envahissant du batteur William Jeffrey dans les compositions les plus enlevées : Love’s Dream et Comin’On. On ne saurait faire tournoyer les notes et les intervalles aussi puissamment avec une clarinette, instrument plus doux. Carter a un style original au soprano qui ne ressemble en rien à son jeu de clarinette ni à ceux des  Coltrane, Lacy. Et à la clarinette, John Carter est unique !!  Il joue des deux instruments dans She et se concentre sur la clarinette dans les deux compositions où les formes évoluent pour créer l’espace nécessaire et bienvenu pour le chalumeau : Come Softly et Circle de la plume de Carter. Les trois autres compositions sont des « classiques » de Bradford enregistrés par celui-ci avec Trevor Watts, John Stevens et Kent Carter (Love’s Dream Emanem 4096). La critique a tendance à considérer Bradford comme un «sideman » et Carter comme un « leader» en fonction du  nombre d’albums parus au nom de l’un ou au nom de l’autre. Mais détrompez-vous, ils sont aussi essentiels dans le paysage du jazz libre de cette époque et ils se complètent  aussi bien que Mulligan et Baker, Ornette et Don, Bird et Diz. Question entente et dialogue, c’est miraculeux. Si la rythmique est complètement free, le jeu de William Jeffrey offrant des similitudes avec celui de Don Moye dans l’Art Ensemble à la même époque, et  les deux bassistes naviguent en dialogue permanent, les deux souffleurs explorent méthodiquement et spontanément le thème et toutes les ramifications possibles permises par une compréhension magistrale des harmonies et des valeurs, intervalles et nuances de la trame mélodique qu’ils examinent sous tous les angles tout en surfant sur la polyrythmie. Magistral ! Une des compositions est tout à fait Colemanienne et c’est pour le meilleur ! Les tenants du be-bop sectaires ont souvent fait remarquer que « des » ou « les » free-jazzmen ne connaissent pas leurs grilles et fonnt n’importe quoi. Ici, ils auraient affaire à des vrais pros (des Prof’s de musique au plus haut niveau). Emportés par l’effervescence de la batterie et l’emportement des deux bassistes (qui n’hésitent pas à explorer des textures à la Alan Silva / Peter Kowald lorsqu’ils se trouvent en duo), les deux amis tiennent le cap dans une composition aussi difficile que Love’s Dream, Bobby au cornet y réalise un exploit instrumental similaire à la performance de Benny Bailey dans le Berlin Concert d’Eric Dolphy paru chez Enja dans les années 80. Le cornet est un instrument moins malléable mais plus chaleureux que la trompette. Bobby Bradford phrase à merveille même quand les notes défilent à toute vitesse : un prestidigitateur de la colonne d'air avec un style qui n'appartient qu'à lui ! Et John au soprano est très impressionnant. Une pêche pas possible avec un sens de la construction remarquable. Cela dure 21’13’’ avec des improvisations  à la fois échevelées  et super bien fignolées dans le détail. Le dernier morceau, Circle est introduit en duo clarinette – cornet telle qu’on peut l’entendre dans Tandem et le chalumeau s’envole avec le swing des trois rythmiciens… L’entre jeu de ces deux- là est une merveille. Un régal ! Dark Tree frappe fort et ces deux souffleurs personnifient à qui mieux-mieux  la connivence, l’écoute et le dialogue comme peu. NoU Turn : le free- jazz «vrai » par excellence qui échappe aux définitions pour se concentrer sur la musicalité. En prime, un beau livret avec des photos d'époque et un texte rédigé par un spécialiste du tandem, Mark Weber. De nos jours Roberto Miranda, William Jeffrey et Bobby Bradford jouent toujours régulièrement dans la banlieue de Los Angeles au sein du Mo'tet, le groupe de Bradford qui publia Lost in L.A. chez Soul Note il y a une trentaine d’années. A (re) découvrir d’urgence.



5 mai 2015

Trios Unlimited First recordings : Butcher Durrant Russell - Milo Fine Free Jazz Ensemble - Taylor Jackson Thompson - Schlippenbach Parker Lovens

Conceits John Butcher Phil Durrant John Russell Emanem 5036

Réédition du premier album de ce trio incontournable des années 80 et 90 qui cristallisa à cette époque l’improvisation made in London. Conceits fut le premier album publié par Acta en 1988, label co-dirigé par Butcher et Russell. Guitare pointilliste et chercheuse, violon introverti et saxophone pointu. Pas de batterie, pas de contrebasse, une gestuelle des sons, un trilogue elliptique, des haikus dans les fréquences rares, une complémentarité insoupçonnée. A l’époque, John Russell ne jouait quasi-jamais en Europe continentale qu’avec Gunther Christmann et Paul Lovens ou Luk Houtkamp. John Butcher était alors prof de math et physique (brillant) et absolument inconnu sauf par ceux qui suivaient l’évolution de la scène londonienne à la trace. J’avais acheté Conceits à Londres (Ray’s Jazz dans Shaftesbury avenue) en mai 1988 et je le fis écouter à certains camarades qui me firent remarquer : « Ah oui, c’est du british… ». Comme si on avait fait le tour de cette démarche musicale. Je crois bien qu’à l’époque la vague improvisation libre radicale était passée de mode. Si je me souviens bien, c’était, ou bien trop far-out « intellectuel », ou pas assez en phase avec les électriqueries No-Wave Downtown (lisez NYC). Bref, surtout en Belgique ou en France, ça ne pouvait pas tomber plus mal. Question musique, c’est quasiment le sommet de ces trois musiciens ensemble : les deux John sont déjà à maturité. Phil Durrant s’essaye encore au trombone (et évoque Radu Malfatti), mais au violon il avait trouvé sa voie. Un des premiers enregistrements où le travail spécifique du son entraîne la musique vers l’épure, une réduction dans les effets expressifs se limitant à souligner le mouvement, à mesurer l’espace. Onze improvisations courtes pour deux faces de LP avec cinq morceaux autour des deux minutes), et à l’intérieur de chacune d’elles, une succession évolutive de séquences qui s’articulent sur des  interconnections renouvelées d’éléments individuels de chaque instrumentiste à des points ou des angles précis. Par rapport au duo Parker-Bailey, c’est plus retenu, plus délicat, moins complexe et emporté, plus schématisé, voire silencieux. Une autre école se dessinait. C’est de là que viennent le tandem Rhodri Davies et Mark Wastell avec Burhard Beins ou Simon H Fell, dont Mark publie et réédite toute la saga sur son micro-label Confront (IST et The Sealed Knot). Ces trois musiciens, Butcher/Durrant/Russell ont beaucoup répété et travaillé en partageant une réflexion sur le processus de jeu collectif et les formes qui en découlent. Pour ceux qui veulent la quintessence de ce trio, le cd Concert Moves sur le label Random Acoustics est à mon avis leur meilleur opus. Mais il faut le trouver ! Fort heureusement, leur notoriété s’améliora quelque peu au fil des ans et ils furent invités à Stockholm en 1992. Il en résulte un beau morceau de 15 minutes proposé ici  en conclusion – bonus et enregistré dans l’Antikvariat Bla Tornet par Mats Gustafsson, l’endroit-même où Mats G et Paul Lovens enregistrèrent Nothing To Read, il y a déjà 25 ans. On mesure déjà le mûrissement et l’accomplissement dans les échanges. A la même époque, le trio s’associait avec Radu Malfatti et Paul Lovens pour former le groupe News From the Shed et dont l’album publié chez Acta un peu plus tard a été réédité également par Emanem. Ces deux enregistrements sont un témoignage quasi-unique d’un véritable renouvellement de l’improvisation radicale à une époque où elle était perçue par les défaitistes de tout poil comme étant moribonde et stérile. Pour rire un peu : on entendit à l’époque un musicologue en herbe dire à la radio belge au programme culturel que Derek Bailey était le guitariste du refus.

The Milo Fine Free Jazz Ensemble featuring Steve Gnitka Earlier Outbreaks of Iconoclasm Emanem 5206.

Music from three Sessions : HAH ! 1976 (Hat-Hut E), issued 1977. The Constant Extension of the Inescapable Tradition 1977 (Hat-Hut H), issued 1978. When I as Five Years Old, I Predicted Your Whole Life 1978 (Horo HZ 13) scheduled for release 1981.
Bien qu’il s’intitule Free Jazz Ensemble, la musique du groupe s’apparente à l’improvisation libre dite « non-idiomatique". Le Milo Fine Free Jazz Ensemble est un groupe à géométrie variable qui a rassemblé plusieurs improvisateurs des cités soeurs St Paul et Minneapolis depuis le début des années 70. Lorsqu’il est featuring Steve Gnitka, il s’agit du duo entre Milo Fine, percussions, piano et clarinette et Steve Gnitka, guitare électrique. Milo Fine apporte son expérience du jazz qu’il a contribué à libérer de fort bonne heure dans sa ville. Il est à la fois un excellent clarinettiste, un superbe batteur et percussionniste et manie le piano avec une réelle dextérité. Le jeu électrique de Steve Gnitka évoque une pratique du rock expérimental et une approche intuitive. Ces deux musiciens étaient très tôt parmi les rares improvisateurs américains à être complètement branchés sur les courants d’improvisation européenne dès le début des années 70, contemporains des Henry Kaiser, Eugène Chadbourne, John Zorn, Greg Goodman, Davey Williams et La Donna Smith. Martin Davidson écrit dans ses notes de pochette que c’est Steve Lacy qui le mis en contact avec Milo Fine car celui-ci écrivait des chroniques pertinentes et engagées sur la nouvelle musique et sur ses formes les plus audacieuses avec une curiosité insatiable. Il écrivit d’ailleurs durant presque vingt ans pour Cadence. Hah ! exprime sa réaction face à la proposition de disque du label Hat Hut, alors à ses débuts. Le conseiller musical d’Hat Hut était alors Joe McPhee et un double album Live In Minnesota publié chez Hat Hut rassemble McPhee, Fine et Gnitka. En 1979, le duo croisa à nouveau la route de Joe McPhee et cette deuxième rencontre se retrouve sur l’album de Joe « Old Eyes » auquel participent Pierre-Yves Sorin, Jean-Charles Capon, Raymond Boni et André Jaume !!
C’était l’époque où tout était possible et les musiciens se jetaient à l’eau. Par la suite, un Philippe Carles, le rédac-chef de JazzMag signala avoir écouté avec intérêt « Meat with Two Potatoes » et «Against The Betrayers » du MFFJE f SG publié par le label Shih-Shih-Wu-Ai. J’informe que le premier album de ce label Shih-Shih-Wu-Ai était « Blue Freedom’s New Art Tranformation » (1972), une curiosité recherchée. La pochette d’Against the Betrayers annonçait la publication de « When I Was Five Years Old » sur le label Horo sous la référence HZ 13, mais ce label italien fit naufrage après avoir publié un tas d’albums de jazz (George Adams, Dannie Richmond Don Pullen, Massimo Urbani, Mal Waldron, Ran Blake, Enrico Rava) et de jazz libre (Sam Rivers, Lester Bowie, David Murray, Sun Ra, Steve Lacy, Burton Greene, Musica Elettronica Viva et un Mario Schiano avec Rutherford, Bennink et Mengelberg). 
C’est donc cet album inédit When I Was Five Years Old, complété d’enregistrements du même concert, qui couvre presque tout le CD 2, alors que le premier contient les deux albums Hat-Hut plus deux ou trois morceaux supplémentaires de l'inédit précité. Musicalement, le duo est essentiellement ludique, surtout dans le premier disque Hah ! Le deuxième album Hat Hut (The Constant Extension) se compose principalement de solos et de deux duos. Solos de guitare abrupts de Gnitka avec quelques effets, deux solos de percussion et un superbe solo de clarinette de Fine, intitulé Ballad for d. J’apprécie particulièrement son jeu de clarinette car Milo Fine n’hésite pas à « charger » le son de l’instrument (une clarinette en mi-bémol) et à le « torturer » alors que de nombreux improvisateurs clarinettistes restent sagement classiques « contemporains ». Outre l’aspect ludique, s’impose une démarche exploratoire qui n’hésite pas à publier les tentatives et les engouements pour l’idée qui s'impose à eux dans l’instant. Un sens de la dérive  instantanée… L’esprit est assez proche des enregistrements Company pour lesquels Derek Bailey n’hésitait pas à publier l’improbable. Comme pianiste, Milo Fine a intégré une dimension libertaire, qui tire autant parti des avancées du free-jazz que du domaine contemporain. Comme il documente essentiellement les concerts de son Free Jazz Ensemble  (et pas en studio, par honnêteté artistique) avec les pianos à sa disposition dans les lieux où il joue. Comme ces pianos laissent parfois à désirer, ses enregistrements en pâtissent même si cela sonne authentique et vivant. Ansi s'exprime un sens de l’éthique radicalement « musique improvisée » et une volonté d’assumer toutes sortes de contradictions. Une forme élevée d’honnêteté intellectuelle et factuelle en quelque sorte.
La musique du duo est une pérégrination-dérive à travers toutes les combinaisons instrumentales : piano solo, duo guitare et clarinette, solo de guitare, duo guitare et percussions,  clarinette seule ou piano et guitare tout cela dans une optique radicale et éclatée. La guitare est remarquablement spontanée et surtout moins empesée ou éclectique que nombre de contemporains qui enregistraient alors. Direct, avec les tripes et sans façon ! Il y a bien un thème ou l’autre (on est en 1976 ou 78). Même si Milo Fine adore commenter et faire commenter par le menu sa pratique musicale et les circonstances de manière désabusée, lucide et ironique et que cela fait un peu trop sérieux (et il faut dire que nombre de ces collègues se passent de commentaire) sa musique chasse l’esprit de sérieux et toute forme de prétention. C’est de la bonne ou très bonne musique improvisée caught in the act.  Pour l’époque, c’était vraiment super et je dois dire que sa musique actuelle, qu'on peut entendre sur ces enregistrements Shih-Shih-Wu-Ai récents, reste toujours aussi intransigeante et pointue pour l’oreille presque 40 ans plus tard.
Après autant d’années, Milo Fine et Steve Gnitka sont restés des marginaux de la scène improvisée internationale, alors qu’ils avaient réussi à se faire connaître parmi les initiateurs de l’improvisation libre radicale aux USA et à avoir tourné en Europe. Le fait de vivre en plein Nord MidWest n'arrange rien. Lors de son séjour à Londres en 2003, Milo Fine avait été accueilli par la scène britannique, jouant au Freedom of The City avec Hugh Davies et Tony Wren et au Flim-Flam avec Derek Bailey, rencontre publiée par Emanem dans l’excellent duo Scale Points on the Fever Curve. Donc si c’est bon pour Derek Bailey, cela devrait sans doute vous intéresser… Alors pourquoi ai-je intégré ce double cd du duo dans une rubrique dédiée aux trios ? Simplement, si Milo Fine et Steve Gnitka se lâchent complètement et spontanément dans leur Free Jazz Ensemble en duo, il y a une troisième personne, Milo Fine, le philosophe de l’instant de la musique spontanée … et ses commentaires lucides ... Un beau document de la grande époque… 

The Hunt at The Brook : Daniel Thompson Benedict Taylor Tom Jackson FMR fmrcd 389-0115




Jouer en trio est une des options principales de la musique improvisée libre. Le clarinettiste Tom Jackson, l’altiste Benedict Taylor et le guitariste Daniel Thompson se sont créés une empathie mutuelle où coexistent leurs univers sonores individuels et un très large éventail des permutations interactives possibles de la clarinette, du violon alto et de la guitare acoustique. Une science du glissando et une attaque spécifique de l’archet à la fois acide,grasse et irisée contrastent et complètent la dynamique bruissante et pointilliste de la guitare percutée et virevoltante et les volutes goûteuses et sursauts rengorgés de la clarinette. Sans nul doute ce trio chambriste figure parmi les combinaisons instrumentales - sans percussion – les plus réussies dans le sillon de Bailey - Guy- Rutherford (Iskra 1903 Mark 1) et de Butcher -Durrant - Russell. Le partage des idées, le dialogue intense et le recyclage permanent des options et trouvailles de tous par chacun fait de leurs six ouvrages éphémères une somme de tous les affects suscités par leur connivence et leur amour de jouer ensemble. Sonores et harmoniques, constructions et désarticulations, humeurs et rires, rêves et réflexions. Des signes : stries, pointillés, ellipses, tangentes, lueurs, ombres, suites, conclusions et rebondissements. Il serait vain d’en vouloir suivre et mémoriser l’évolution pas à pas, minute après minute, ce serait sans fin. Et elle finit où elle commence. Et recommence sans que ce soit fini dans un réel accomplissement. Plusieurs pratiques (post-classique, jazz libre contemporain, traditionnel vivant) sont assumées et sublimées avec émotion, engagement sincère et une retenue généreuse. On évite résolument l’expressionnisme dans une débauche d’occurrences expressives. Cette nouvelle génération d’improvisateurs, entendus à la Shoreditch Church, au Horse Club, à Arch One et dans Foley Street, redessine patiemment de nouvelles destinées aux idées d’invention, de découverte et d’inouï collectif de la scène improvisée londonienne. Une synthèse aussi vivante est tout aussi légitime et, surtout, authentique, talentueuse et passionnante. Voici une musique qu’on écoute sans se lasser encore et encore.


First Recordings Alex von Schlippenbach trio avec Paul Lovens et Evan Parker Trost TR 132

Non pas le premier album du trio légendaire d’Alex von Schlippenbach, mais le premier enregistrement jamais réalisé par cette association historique en avril 1972, sans nul doute un des plus anciens groupes de free-jazz encore en activité avec ses membres originaux.

Fantastique, inoubliable. A l’époque, le très jeune Paul Lovens démarquait déjà son jeu du génial Han Bennink qu’il imitait au point de se tondre le crâne comme le batteur batave. Si vous n’avez pas encore écouté Pakistani Pomade réédité par le label Unheard Music Series / Atavistic, çà vaut vraiment la peine de  se replonger dans l’univers de ces trois improvisateurs superlatifs qui repoussaient les limites du jazz libre vers l’inconnu.

Kind Of Dali  Luc Bouquet Jean Demey & Ove Volquartz improvising beings ib35 


Ayant déjà beaucoup chanté avec mon ami Jean Demey, contrebassiste belge immémorial de la première heure de la Free-Music à Anvers, Bruxelles etc... j'ai aussi quelque peu contribué à cette rencontre après avoir improvisé avec le clarinettiste contrebasse et basse de Göttingen à quelques reprises et avoir partagé la scène avec le sensible et pertinent percussionniste Luc Bouquet, entre autres dans un autre mémorable gig avec Sabu Toyozumi dans un coin perdu de Provence.

Et donc, si je prends ici la plume, c'est bien plus que pour soutenir trois bons amis, mais avant tout pour souligner la beauté profonde et indicible du partage de l'instant et de l'espace de ces trois improvisateurs. Luc Bouquet détient un secret rare : l'expression de la plus haute sensibilité dans la frappe, les frappes et touchers infiniment variés dans la vibration des instruments de percussions dans une configuration de "batterie". On peut avoir plus de technique que Luc, même s'il en possède une très affirmée et sûre comme un vrai poème qui ne ment pas, mais peu ont cette sensibilité à fleur d'âme. Celle de la vérité la plus nue. Et cette magnifique qualité se marie parfaitement avec la sensibilité et la profonde  honnêteté musicale et la sagesse du métier de contrebassiste improvisateur de Jean Demey et son goût du son et de la phrase, de la note qui fait vibrer le bois et gémir le chevalet. Un soir que nous "ouvrions" un concert du Schlippenbach trio avec Jean Demey et Kris Vanderstraeten (trio Sureau), le saxophoniste, Evan Parker, fit spontanément la remarque que Jean était un véritable digne héritier de Gary Peacock, celui du trio magique d'Albert Ayler. Meilleur sang ne saurait mentir !  Leurs lignes parallèles, excentrées, tangentielles, introverties, la mesure du temps et du son émis qui se meurt dans l'espace sont le commentaire le plus juste de la voix intérieure et lyrique d'un rare clarinettiste, Ove Volquartz. Faites le tour de la discographie universelle et vous n'entendrez jamais un clarinettiste contrebasse qui fasse vibrer et chanter l'anche et ce tube infini et gigantesque avec autant de lyrisme. Comme clarinettiste basse, son cheminement est tout aussi particulier. Alors voici un beau disque produit par Julien Palomo, un producteur qui n'a pas froid aux yeux et a de bonnes oreilles. Admirable  !!